Delphine Deloget
D comme "déterminée"
Il est des livres qui vous entraînent bien loin : c’est le cas de Minik, l’Esquimau déraciné, de Ken Harper, une version en livre de poche sur laquelle tombe un jour Delphine Deloget. Histoire, cinéma, anthropologie visuelle, Delphine va enchaîner les étapes, et faire tomber toutes les barrières pour tourner son premier film. Qui se souvient de Minik? sort en 2003. Depuis, elle n’a cessé de récidiver, avec toujours une passion intacte, et des histoires plein la tête !
« Je sais où je veux aller, depuis un bon moment, même s’il faut manger des pâtes deux années durant pour y arriver. Je me passionne depuis longtemps pour la culture inuite, quand je tombe sur ce livre. C’est l’histoire incarnée de tous les récits de déracinement, d’exil, d’acculturation. Le livre raconte l’histoire d’un enfant inuit de 6 ans, enlevé en 1899 par l’explorateur Peary, qui le ramène à New York, avec cinq compagnons. Tous vont succomber à cet exil forcé, sauf Minik, qui, rentré au Groenland natal, ne parvient pas non plus à trouver ses repères.
Je sens alors qu’on peut traiter cette histoire de façon moins journalistique, en touchant à l’intime. Quand je lis ce livre, on est en 1999, à l’orée de l’indépendance de ce territoire du Nunavut, au nord du Canada. Cette question d’autonomie de peuples autochtones me fascine. Je vais multiplier les séjours au Canada, au Groenland, dans ce royaume de Thulé…
Ce film, je décide de le faire en autoproduction, je ne veux pas qu’on m’impose une façon de travailler, je veux aussi assurer le montage moi-même et prendre le temps… le temps qu’il faut. Cette exigence, elle vient de loin, et je sais ce que galérer veut dire. Mon film d’études, pour mon DESS de réalisation documentaire, à Poitiers, était le portrait d’un musicien saxophoniste qui galère. Je le montais la nuit… »
Ensuite, Delphine va continuer à boucler son sac à dos régulièrement : ce sera À l’ouest de la Mongolie, en 2004, une quête musicale qu’elle entreprend à cheval à travers les steppes de l’Altaï, avec le compositeur Frédéric Ozanne. Tous deux sont à la recherche des derniers chanteurs diphoniques… Depuis, Delphine retourne tourner en Mongolie des séries documentaires, comme elle est retournée filmer chez les Inuits.
Puis il y aura la longue aventure de No London Today, en 2008, plongée en immersion pendant plusieurs mois auprès des sans-papiers de Calais. Delphine va monter le film dans son appartement, avec un banc de montage U-matic énorme, « qui prenait la moitié de mon appartement », se souvient-elle. Un film qui, étrangement, ne va pas tourner tout de suite, mais qui connaîtra le succès plus tard. Après avoir été boudé des mois et des mois, il se retrouve programmé à Cannes, puis au Cinéma du réel.
« Ça permet de relativiser », ajoute Delphine.
Simone Vannier, déléguée de Documentaire sur Grand Écran, écrit alors de No London Today : L’intérêt du film de Delphine Deloget est d’aborder le genre documentaire en toute liberté avec comme seul guide la nécessité du « faire ». Elle déroge tranquillement à la sacro-sainte règle du « politiquement correct » du documentaire, qui est celle de la distance, à savoir la bonne distance entre filmeur et filmé, gage d’une meilleure appréhension de la vérité de l’autre : la juste place du réalisateur et de sa caméra qui évite la confusion des rôles, l’embrouillage empathique. Elle outrepasse largement la recherche de proximité du cinéma direct pour entrer dans une relation d’étroite intimité avec les quelques émigrés qu’elle choisit de filmer dans la bonne ville de Calais.
Pas de pathos, mais une complicité, une discrète empathie, qui gagne aussi le spectateur. Le film nous touche par sa justesse.
Ce qui est sûr, avec Delphine, c’est qu’elle a toujours une nouvelle histoire à vous raconter. En ce moment, c’est vers deux rivages différents qu’elle veut nous emmener.
D’une part, un sombre dossier sur lequel elle enquête en ce moment : des Érythréens enlevés au Soudan, et vendus et rançonnés par des Bédouins, dans le désert du Sinaï, qui vont parfois jusqu’à pratiquer la torture… Certains de ces survivants se sont réfugiés en Suède, où Delphine est allée à leur rencontre.
Et, pour plus de douceur, un portrait en cours de l’artiste danois Knud Viktor, hélas disparu, un « peintre sonore » qui vivait depuis quarante ans dans le Lubéron, où il était venu pour la lumière de Van Gogh. Knud enregistrait les vibrations de la terre, « tout ce que l’oreille ne pouvait pas voir », des cigales aux frémissements des vers de terre dans leurs galeries souterraines… Avec la même délicatesse que Knud, Delphine s’est attelée à la tâche…
De Delphine Deloget, on pourrait aussi raconter les envies de fiction, elle qui a déjà tourné Le Père Noël et le Cow-boy, et qui se verrait bien travailler sur un long-métrage. Ou encore le beau travail autour de la figure de Brassens et la Jeanne en 2011.
Nous, nous savons juste que Delphine Deloget n’a pas fini de nous raconter de belles histoires…
À lire sur ces sujets :
− le livre Les Érythréens de Léonard Vincent
− la BD fort réussie de Chloé Cruchaudet Groenland Manhattan, qui explore à sa façon l’histoire de Minik
− la BD Minik de Hippolyte et Marazano, ed Aire Libre
Un hommage à Knud Viktor sur France Culture :
http://www.franceculture.fr/emission-l-atelier-du-son-retour-a-la-bergerie-hommage-a-knud-viktor-2013-09-13
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Une enquête rigoureuse sur l'impressionnant et horrifiant trafic d'êtres humains, des Erythréens rackettés et torturés par des Bédouins, dans le désert du Sinaï.