Gérard Alle

Ecrivain-filmeur

Je suis né à Bègles, en périphérie de Bordeaux, d'une mère du Centre-Bretagne et d'un père de Lozère. J'y passe mon enfance et adolescence, tout en retournant chaque été pour de longs mois en Bretagne. Là-bas, une grand-mère de Spézet, qui ne parle pas français, qui raconte des histoires en breton. Elle et moi, en tête-à-tête, obligés de communiquer malgré tout. Pour moi, tout commence là, cette envie de raconter des histoires, d'écouter ce que les vieux ont à nous dire. Enfant, je me vois déjà écrivain.

Les histoires, ça peut passer par le cinéma. A Bordeaux, il y a un cinéma de quartier, et mon père m'y emmène. Je vois Ben-Hur, et puis ce film Joselito, l'enfant à la voix d'or, sur un chanteur prodige espagnol. Je m'en souviens bien. Et puis, très vite, Bourvil, Jean Gabin.

À la caserne des pompiers où mon père travaille, un gars passe des Super-8, et l'ambiance de ces projections m'est restée : Chaplin débarque dans nos enfances, suivi de Laurel et Hardy. On est tous rassemblés, les gosses de la caserne, et on regarde quelque chose ensemble.

 Une fois par an, pour la fête des municipaux de Bordeaux, on va au Grand Théâtre. Je lève les yeux vers les lustres de cristal, les velours rouges cramoisis, les moulures en or. Je me surprends à aimer ça. Chez moi, il n'y a pas la télé, mais je la regarde chez mes grand-parents. Pêle-mêle : Le salaire de la peur avec Montand et les Shaddocks, avec la voix de Claude Piéplu. Tout m'intrigue.

 J'ai grandi, je vais tout seul au cinéma. Alejandro Jodorowsky, Godard, ça m'intéresse même si je ne comprends pas. J'ai une curiosité pour tout ce qui m'est inconnu. C'est pareil en musique : je vais écouter Gato Barbieri, un saxophoniste argentin ; Miles Davis et sa fabuleuse trompette, qui m'ouvre au jazz ; ou Amon Düül, un groupe de rock underground de Munich. Cela m'énerve un peu que mes camarades de classe soient méprisants par rapport à d'autres formes d'intelligences, ou par rapport à l'intelligence tout court. C'est mal vu chez les prolos, les « intellos ».

D'ailleurs, dans ces années-là, je me sens mal avec mes copains bordelais, ouvertement machistes, parfois violents. C'est la loi du plus fort, une forme de domination permanente qui règne. Je suis un peu comme mon père lozérien et ma mère bretonne, qui gardent des mentalités d'immigrés. J'observe, je me mets un peu à l'écart, je ne suis pas à l'aise. Quand je pars en vacances en Bretagne, tout me confirme que là-bas, on me respecte en tant qu'enfant. Que la bienveillance a droit de cité.

 C'est décidé, à dix-huit ans, je décide de rester vivre en Bretagne. Cela ne tient qu'à un fil, de batterie... La batterie déchargée de la voiture qui devait m'emmener vers un contrat de postier à Paris. Je reste, on est au début des années 70, et je vais goûter à tout. Festoù-noz, musique irish, fêtes un peu dingues, j'en redemande. Au bout de quelques mois, s'est tissé un vrai réseau qui nous relie tous, je fais des rencontres hallucinantes. Du collectif et du solidaire, que je reconnais encore aujourd'hui lorsque je rencontre ces gens qui ont vécu dans ces années-là en Bretagne.

 La valse des petits métiers peut commencer : représentant en cheminées, facteur, docker, ramasseur de betteraves dans le Nord, apiculteur, boulanger au feu de bois pour une longue période. L'idée de produire soi-même, de ne pas être balloté par la société de consommation est là, bien ancrée au cœur de nos vies. On dénonce avant l'heure ce qui menace notre environnement, et on nous rit au nez.

 Je fais du théâtre, j'ai des velléités d'écrire, j'invente des pièces que l'on joue chaque été, avec des amis comédiens, en pleine nature ou sur les places de villages et salles des fêtes. Ce sera par exemple l'aventure de l'Opéra Kaolmoc'h. Puis je plonge à corps perdu dans l'aventure du journal hebdo Nekepell ( c'est pas loin, en breton ). C'est le moment où je change de braquet, je me rends compte que l'on peut écrire vite. Dans l'écriture, j'ai un rapport à l'image, c'est assez visuel plus qu'introspectif. J'aime les codes du roman noir, comportementaliste, proche de l'image aussi. Quant au journalisme, il me pousse à me questionner sur le rapport au réel. Je rencontre des situations sociales et des personnages qui nourrissent à la fois l'imaginaire, et la réflexion sur la société.

 Je suis approché par Jean-Bernard Pouy, qui lit mes éditos dans Nekepell, et me pousse à écrire un premier roman, Un air à faire pleurer la mariée, sorti en janvier 2000. Le premier d'une longue série.

 Je repense à ma grand-mère bretonne, elle-même fille de conteur. Ses histoires me fascinaient, mais quand j'essayais de les raconter à mon tour à mes copains de la caserne, ça faisait un flop. Frustration. Je comprends alors qu'il faut sans doute embellir ? Ou bien le réel suffit-il à lui-même ?

Je m'en souviendrai des années plus tard, quand j'irai à la rencontre des anciens et anciennes. Notamment en tandem avec Gilles Pouliquen, photographe, au sein d'une collection intitulée Gestes et paroles au Télégramme. Je m'attache à restituer la parole des gens, paysans, boulangers, petits commerçants, telle qu'elle est. Et j'y parviens facilement, avec le filtre de l'auteur, qui donne parfois une consistance cinématographique.

 Dans ces années-là, je fais la rencontre d'Yvonne, tenancière de bistrot en pays bigouden, que je choisis de filmer dix ans plus tard. Je réalise à quel point est fort ce qui se joue entre les quatres murs de son café, mais aussi de tous les cafés de Bretagne. C'est universel, cela traverse toutes les classes de la société, et Yvonne résume à elle seule la philosophie de tellement d'autres patronnes de bistrots. Il me faut la montrer en chair et en os, il me faut la filmer. On est en 2012, et ce sera Mon lapin bleu, suivi quelques années plus tard, en 2016, de Al lapin a c'haloup bepred, ou les confessions réjouissantes d'Yvonne, en breton cette fois.

 Je n'ai pas le sentiment d'abandonner l'écriture. Faire un film documentaire, ce n'est pas si différent de l'écriture d'un livre. C'est juste un autre langage, le langage de l'image.

On doit avoir une conscience de la charpente du film, de ses articulations, comme en musique d'ailleurs, pour un compositeur. Ce qui m'intéresse dans le documentaire, c'est de ne plus être seul, d'être confronté lors du tournage à d'autres regards : celui du chef-opérateur, du monteur, de la preneuse de sons, de la productrice... Se faire remettre en question, se faire bousculer.

 Je travaille beaucoup avec le même chef-opérateur, Nedma Berder. On se connaît par cœur, confiance totale. C'est la même chose avec ma productrice Laurence Ansquer, de Tita Productions, ou avec Mathieu Bretaud, monteur.

Je collabore une première fois avec le réalisateur Sylvain Boutet en 2012. Hénaff ou le mystère de la petite boîte bleue sortira de l'usine de Pouldreuzic en 2013, offrant un regard lucide et tendre sur cette histoire de conserverie alimentaire et familiale. Déjà, je me pose des questions sur ce que cela signifie de faire des films pour la TV. Le directeur des programmes d'alors affiche sans gêne aucune son mépris pour le spectateur, le sous-estimant totalement. En d'autres termes, il faut expliquer aux gens ce qu'ils doivent penser. Moi, je pense au contraire qu'il faut laisser les spectateurs trouver leurs propres chemins. A contrario, le film Mon lapin bleu n'est aidé que par les télés locales régionales, qui m'octroient une grande liberté. C'est une vraie question politique qui se joue là.

Je réalise une série de films sur les bistrots pour l'exposition Boire au Musée des Champs libres à Rennes en 2015, puis je re-travaille avec Sylvain Boutet sur le film Nous n'irons plus à Varsovie en 2017.

Je savais Sylvain passionné par l'Histoire. J'avais fait quelque temps auparavant la rencontre de Georges Metanomski, singulier Polonais. Installé en campagne à quelques encâblures de Douarnenez, avec sa femme et une tribu d'animaux, il a été ingénieur, musicien, prof d'arts martiaux.

Avec Sylvain, nous nous échappons un après-midi du Festival de Douarnenez pour aller voir Georges à Kergoat. On sait immédiatement que l'on va faire ce film à quatre mains, et c'est magique. Encore un témoignage fort, celui d'un des derniers rescapés de l'insurrection du ghetto de Varsovie, marqué à vie. Mais doué d'une capacité de résilience incroyable.

Je me rends compte que je fais surtout des films que l'on qualifierait de positifs, alors que dans la vie, je suis plutôt fâché contre le système. Comment changer les choses si l'on ne montre que la noirceur ? C'est une vraie question de se demander si l'on fait des films uniquement pour les gens convaincus, ou pour inciter à regarder le monde avec d'autres yeux.  

J'ai eu le temps d'y réfléchir, ayant vécu pratiquement toutes les éditions du Festival de Douarnenez, qui incite année après année à déplacer le regard... Les enseignements de ce festival atypique sont au cœur du livre Les yeux grand ouverts, ou 40 années de festivals. Une mémoire polyforme et prolifique, sur laquelle j'ai eu envie de me pencher.

Mon dernier film, en 2018, L'or des Mac Crimmon est un voyage en Écosse en compagnie de Patrick Molard, musicien de talent et conteur incroyable. Ses récits sont des continents entiers. C'est drôle, je l'ai entendu raconter il y a 35 ou 40 ans, alors que j'étais encore boulanger, sa relation à la cornemuse écossaise et les histoires qui l'accompagnent. On vit avec des rêves qui continuent de tourner dans la tête, c'est toujours là, et un beau jour... C'est un film à plusieurs entrées, plusieurs fils conducteurs qui se chevauchent, s'entremêlent, et j'aime cet enchevêtrement. Les histoires des gens ne sont pas linéaires, et elles recoupent souvent la grande Histoire.

Alors, aujourd'hui, je suis heureux de faire des films, excepté peut-être les dossiers à écrire et ré-écrire sans cesse. Heureux avec ce qui se passe sur les tournages, c'est parfois de la magie pure, quand un petit élément vient tout bousculer, tout débaucher ; quand rien ne se passe comme tu as prévu. C'est marrant comment le réel vient flirter avec l'imaginaire.

Un livre que je viens de lire et que j'apprécie particulièrement ?

Le chemin des âmes de Joseph Boyden. Des Améridiens jetés dans la grande Histoire, quand ils s'engagent dans la guerre de 14-18, dans l'enfer des tranchées. Sans doute un goût pour l'histoire venu de mon grand-père de Lozère, qui me racontait sa guerre des Dardanelles ?

Filmographie

  • 2012 : Mon lapin bleu
  • 2013 : Hénaff ou le mystère de la petite boîte bleue
  • 2015 : court-métrages pour exposition « Boire » à Rennes
  • 2016 : Al lapin a c'haloup bepred – Le lapin court toujours
  • 2017 : Nous n'irons plus à Varsovie
  • 2018 : L'or des Mac Crimmon
  • 2023 : Vendanges en utopie